Tu n’as pas l’air autiste
Connais-tu les mouches des fées? Les mouches des fées comptent parmi les plus petits insectes du monde. À peine plus grandes qu’un grain de sel. Quand on fait cette taille, se mouvoir est une expérience très étrange. L’air s’apparente à une fine gelée, un sirop dans lequel on nage pour avancer.
Les mouches des fées ont des ailes, mais on ne peut pas dire qu’elles volent. Elles s’accrochent à l’air, plutôt. Elles se frayent un chemin dans un monde dense et menaçant, et chaque geste les épuise. Les mouches des fées sont tellement petites et légères qu’elles peuvent tomber du 30e étage d’un gratte-ciel sans se blesser. Elles sont aussi tellement petites et légères qu’elles peuvent se noyer dans une goutte d’eau.
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C’est un de mes souvenirs les plus anciens. Je dois avoir cinq ou six ans ; je suis dans la petite salle de classe de madame Isabelle. Le nez collé à la fenêtre, je regarde les autres enfants jouer dans la neige. Je suis triste, car j’aimerais les rejoindre, mais plus tôt ce matin-là, j’ai supplié ma mère d’écrire un mot à l’institutrice pour lui demander de me garder à l’intérieur. Les autres enfants me terrorisent. Tout me terrorise : les cris, la lumière vive, les gestes brusques, le froid. Alors, je les regarde par la fenêtre et mon cœur de petite fille se brise. Pourquoi suis-je différente?
J’aime les lignes droites, les formes géométriques et les choses bien ordonnées. J’aime le silence. L’exactitude et les modes d’emploi. Avoir de longues heures vides devant moi. Les calendriers et les agendas. Que les plans se déroulent exactement comme prévu. La politesse et la ponctualité.
J’aime écrire. Écrire pour ne pas devoir parler.
Je déteste les bruits d’aspirateur, les sèche-cheveux, les musiques d’ambiance et les parfums. Je déteste les aliments qui explosent en bouche. Les étiquettes sur les vêtements. La nouveauté et le changement. Les personnes qui sonnent à ma porte. Les imprévus. Le froid.
– As-tu reçu mon message, hier?
– Oui, j’ai oublié de répondre, désolé.
Je suis de celles qui ne répondent pas aux messages, ni au téléphone. Qui se cachent lorsque quelqu’un toque à la porte. Qui disent bonjour aux chats dans la rue et oublient de saluer leur propriétaire. Qui respectent les délais et les consignes à la lettre. Qui angoissent lorsqu’elles doivent se rendre dans des lieux inconnus. Qui se figent lorsqu’elles ne comprennent pas. Qui préparent et répètent leurs rendez-vous chez le dentiste. Qui ne répondent pas « et toi? » lorsqu’on leur demande si ça va.
– Mais tu n’as pas l’air autiste.
– Tu veux que je fasse quoi? Que je compte les cartes dans un casino? Ça ressemble à quoi, une autiste, pour toi?
– Bein là, j’sais pas moi. Pas à quelqu’un qui a un bon boulot, des amis, un chum.
– Comme, tu voudrais que je sois seule avec mes chats puis que je me roule par terre? Ça collerait-tu à ton image mentale de l’autisme, ça?
– J’dis pas ça. J’dis juste que t’as pas l’air autiste.
Non, je n’ai pas l’air autiste. Parce qu’il n’existe pas d’air autiste. Que les divergences sont multiples. Que la plupart des études sur l’autisme portent sur des sujets masculins et que peu de spécialistes ont pris la peine de s’intéresser à quoi ça ressemble, l’autisme chez les femmes.
Sais-tu combien de médecins, psychologues, psychothérapeutes, naturopathes, ostéopathes, gastroentérologues, acuponcteurs j’ai vus dans ma vie pour leur parler de ma fatigue, de mes angoisses, de mes inaptitudes?
– C’est normal, la fatigue, avec la vie que vous menez. Va falloir vous reposer un peu plus, madame. Avez-vous déjà pensé au yoga?
Je t’emmerde, avec ton yoga, ta méditation, ton régime alcalin, ton Xanax, tes soins énergétiques à 150 $ de l’heure. Ce dont j’avais besoin, c’est de quelqu’un qui m’écoute et qui me croit, quand je lui dis que ça ne va pas. Sais-tu combien de fois j’ai douté? Combien de fois on m’a diagnostiqué un trouble de la personnalité, une carence en vitamines D, de l’hyperactivité, un mode de vie trop stressant ou une dépression avant qu’enfin, quelqu’un, un jour, me parle d’autisme?
Longtemps, j’ai pensé que c’était normal. Normal d’être épuisée. Normal de lutter chaque matin pour mettre un pied devant l’autre. Normal de ne pas comprendre. Normal de me sentir bête, inadaptée, vide. Normal de vouloir mourir à 15 ans parce que la vie est trop lourde à porter et que je ne trouve jamais les mots pour le crier. Comment aurais-je pu savoir que les autres ne se posent pas la question de la normalité?
Longtemps, j’ai pensé que tout le monde pensait comme moi, ressentait les choses de la même manière. Que tout le monde faisait semblant. Qu’est-ce que j’en sais, moi, qu’ils peuvent lire une émotion dans un regard? Qu’elles n’inventent pas des horaires et des systèmes logistiques complexes pour des personnages fictifs sur leur temps libre? Ce ne sont pas des choses dont on parle entre deux bouchées à la pause-diner.
– Hé, Julie, ça va? Tu as passé une belle fin de semaine?
– Super, j’ai ajouté un système de culture hydroponique dans ma projection imaginaire de voyage spatial, je pense que l’équipage pourrait vivre jusqu’à 30 ans à la place de 25 en totale autonomie.
– …
Comme oui, je vois bien que je détonne, merci. Trente-six ans à feeler weird. À ne pas savoir si je parle trop, ou pas assez. À rire au mauvais moment. À faire rire sans savoir pourquoi. À me faire ghoster. À être trop intense ou pas assez chaleureuse. À me faire dire que je suis fière, prétentieuse, froide. Jamais dans la norme, toujours à côté. Et cette coiffeuse qui me pose sans cesse des questions imprécises sans que j’ai la moindre fucking idée de ce qu’elle attend de moi. Trop me livrer, être cataloguée weirdo. Pas assez me livrer, être cataloguée weirdo.
Incapable de reconnaitre un visage, de retenir un prénom. Incapable de reconnaitre mes propres émotions. Incapable de savoir si l’on se moque de moi. Incapable d’ouvrir un flacon avec une sécurité enfant. De comprendre les doubles sens. Toujours à décrypter, à recouper les informations, à copier les sourires, à répéter les intonations.
Bien sûr que j’ai appris à camoufler. À m’adapter. J’ai appris les bons gestes, les bons mots. J’ai étudié les relations humaines comme on apprend le nom des pays qui nous font rêver, minutieusement, passionnément. Cartographie de la normalité sur bases de télé-réalités et de forums Doctissimo, oui, ce n’est pas idéal, mais I guess que c’est pas si pire non plus. Je suis toujours là à avancer, funambule aguerrie.
– Vous êtes autiste, c’est certain. Les résultats de vos tests sont là.
– Oui, mais je suis quand même moins autiste que le gars dans Atypical, right? Ma vie est plus facile.
– Il n’y a pas de classement dans l’autisme. Il n’y a pas de bons et de mauvais autistes. Vos fonctions exécutives sont très bonnes, vous êtes chanceuse. Ça ne veut pas dire que vous n’êtes pas autiste.
Même dans l’autisme, je ne feel pas légitime. Syndrome de l’imposteure jusque dans mes dysfonctionnements. Comment voudrais-tu que mes textes soient joyeux?
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Sais-tu pourquoi les mouches à fée s’appellent ainsi? Pour la beauté de leurs ailes. Des ailes extrêmement fines bordées d’une frange de longs poils duveteux. Des ailes que l’on ne peut voir qu’à l’aide d’un microscope. Une beauté invisible à qui n’a pas le bon outil.
Tellement touchant ton histoire, Julie… Et comme tu l’écris bien… On a, certes, toutes et tous ses casseroles que l’on traîne sa vie durant…. Parfois ça va et parfois il faut déployer plus d’énergie pour avancer… Mais savoir ce qui nous freine, c’est important… Et avoir sa petite trousse à outils perso, à portée de main… C’est aussi un bon plan. Bisous affectueux de Belgique